Alexia (en bleu) et Saliha en 2012 : deux Françaises à l’époque militantes pour le voile intégral. Depuis, Saliha a fait « l’hijra » à Tataouine dans le Sud de la Tunisie, Alexia a tout retiré. Agnès De Feo, Author provided
Il est beaucoup question aujourd’hui de désaffiliation djihadiste, de celles et ceux qui affirment sortir du djihad pour revenir en Europe, jurant s’être « déradicalisés » telle la djihadiste et convertie Emilie König dont l’arrestation en Syrie par les forces kurdes a fait grand bruit en France. Mais qu’en est-il des autres ? Certaines femmes pratiquant un islam dit salafiste piétiste ou quiétiste, sans recours à la violence, ont toujours refusé la guerre, tout en portant le voile intégral, ou niqab. Or certaines décident d’en sortir un beau jour et retirent tout, même le foulard sur la tête, ce qui peut aussi s’apparenter à un désengagement militant.
Hanane et Alexia (pseudonymes) sont nées en France. La première a grandi dans une famille de confession musulmane non pratiquante, la seconde s’est convertie à 22 ans. Toutes deux ont fait durant cinq ans l’expérience du niqab. Hanane l’a porté en 2009, juste avant le vote sur la loi interdisant le voile intégral en 2010. Alexia l’a adopté ensuite. Ces deux ardentes défenseuses du voilement féminin total l’ont aujourd’hui complètement abandonné. Mais ce changement s’est fait progressivement et s’est accompagné d’une prise de distance avec l’idéologie salafiste.
Hanane aujourd’hui.Agnès De Féo
« Recommencer à vivre »
Le 10 janvier dernier, premiers jours des soldes, Alexia me donne rendez-vous à la gare du Nord, à Paris. Elle veut s’acheter des vêtements. Elle dit vouloir « recommencer à vivre ». Dans une première enseigne, elle s’achète quatre pantalons slims et un blouson serré. Elle cherche ensuite des vêtements indiens. Non pas les classiques de Bollywood en vente dans les boutiques tamoules de la rue du Faubourg-Saint-Denis et dont les salafistes sont friandes – l’exubérance pailletée et colorée contraste en privé avec l’austérité du niqab en public –, mais de la mode ethnique fabriquée au Népal pour le goût occidental. Une boutique en propose. Elle essaye une veste bariolée et un pantalon aux « pattes d’eph » immenses.
En sortant de la cabine d’essayage, elle se jauge devant le miroir : « C’est vraiment moi, je me sens enfin redevenir moi-même après des années d’enfermement. » Avec ses cheveux qui balayent son visage, Alexia ressemble à une femme moderne, épanouie dans son corps. Alors qu’elle se rhabille, je suis impressionnée par sa métamorphose. Difficile d’imaginer qu’Alexia est restée cinq ans sous le niqab. Elle était l’une des femmes les plus radicales que j’ai jamais rencontrées.
Alexia à la Rencontre annuelle des musulmans de France au Bourget, en région parisienne, 2017.Agnès De Féo, Author provided
Un peu plus tard, j’ai rendez-vous avec Hanane pour imprimer des étiquettes à flacons dans une imprimerie du même quartier, tenue par des Tamouls du Sri Lanka. Elle me demande de l’accompagner car c’est moi qui réalise ses maquettes : « Masque capillaire à l’huile de coco », « Déodorant à la pierre d’alun et au musc », « Mascara à l’huile de ricin », autant de créations qu’elle commercialise depuis qu’elle s’est lancée dans la fabrication de produits naturels. Avec ses cheveux colorés rouge vif, son pantalon noir ultra-moulant, tout comme son haut qui enveloppe ses formes généreuses, je la vois négocier avec les imprimeurs, se coller à eux à cause de l’exiguïté du lieu sans manifester le moindre recul spontané comme il est d’usage dans le milieu très rigoriste qu’elle fréquentait. Incroyable évolution pour cette ancienne partisane du voile intégral.
Revenons sur Alexia. Je l’ai rencontrée le 6 août 2011 dans le cadre de mes recherches sur le voile intégral lors d’une manifestation du groupe salafiste revendicatif Forsane Alizza (littéralement Cavaliers de la fierté) à Aulnay-sous-Bois, en banlieue parisienne.
Manifestation du groupuscule Forsane Alizza le 6 août 2011 où j’ai rencontré Alexia. Au centre son leader, Mohamed Achamlane. Depuis 2015, il est en détention pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste.Agnès De Féo, Author provided
Elle était entièrement couverte sous le niqab et se présentait comme l’épouse d’un des leaders du groupe. Alexia se souvient de cette époque : « Nous considérions tous les musulmans républicains comme des mécréants. Nous faisions le takfir (excommunication) contre ceux qui ne pratiquaient pas comme nous. Nous étions opposés au taghout, l’[idolâtrie ici au sens large, ndlr], c’est-à-dire à l’État et aux institutions. Nous étions dans l’exagération, nous nous définissions comme ghûlat, qui signifie extrémiste en arabe. »
Alexia en 2013.Agnès De Féo, Author provided
En fait ce terme est en général utilisé pour dénigrer les chiites qui exagèrent le culte rendu au prophète et à sa famille. Mais il est utilisé par ce sous-groupe salafiste pour se désigner lui-même. Cette tendance, également nommée takfiriste est née dans les années 1970 en Égypte, pour l’usage qu’ils font du takfir sans la moindre légitimité. Ils se montrent sans pitié pour exclure de l’islam ceux qu’ils jugent déviants sans pour autant forcément appeler au djihad.
Quant à Hanane, je la connais depuis plus longtemps encore. Nous nous sommes rencontrées lors d’une manifestation de femmes en niqab en janvier 2010, place de la République à Paris puis devant l’Assemblée nationale, s’opposant à la proposition de loi d’interdiction de dissimulation du visage. Nous étions alors en pleine polémique devant un phénomène inconnu pour l’écrasante majorité des Français.
Hanane, rencontrée en marge d’une manifestation devant l’Assemblée nationale, Paris, 2010.Agnès De Féo, Author provided
Les femmes en niqab étaient d’abord estimées à quelques centaines, puis à 2 000.
« Le niqab me protégeait »
Début 2017, Hanane m’a recontactée pour l’aider à écrire un livre sur sa vie. L’ancienne lectrice en traduction française du prédicateur et cheikh saoudien Aidh El-Qarni, qui donne des conseils aux femmes pour devenir de parfaites musulmanes, a radicalement changé de perspectives. Ses modèles de livres sont aujourd’hui Jamais sans ma fille (1991) ou encore Vendues (2004) best-sellers qui font des musulmanes les victimes d’un ordre machiste intrinsèque à l’islam. Ce n’est pourtant pas pour dénoncer le niqab qu’elle veut écrire mais pour raconter les viols qu’elle a subis par son beau-père durant dix ans lorsqu’elle était mineure, argument qu’elle utilise pour expliquer son engagement dans le salafisme.
« La religion m’a beaucoup apporté pour sortir du traumatisme du viol. J’avais 19-20 ans quand j’ai commencé à porter le niqab, je l’ai enlevé à 25 ans. Plus j’avançais, plus je voulais me couvrir. Le niqab me protégeait, j’étais bien avec. J’aimais me cacher des hommes. Je pouvais les voir mais eux ne me voyaient pas. Maintenant quand les mecs me regardent, ça m’énerve. »